«Le suicide est éminemment contagieux. Cette contagiosité se fait surtout sentir chez les individus que leur constitution rend plus facilement accessibles à toutes les suggestions en général et aux idées de suicide en particulier ; car non seulement ils sont portés à reproduire tout ce qui les frappe, mais ils sont surtout enclins à répéter un acte pour lequel ils ont déjà quelque penchant.» 
Durkheim, Le suicide 
Le suicide adolescent a ça de singulier en lui, qu’il n’est pas rétrospectif, il ne peut s’expliquer par des malheurs anciens. C’est un refus total, un embrassement du néant et une négation de la vie dans son ensemble. Nous sommes des êtres de sensations, mais l’adolescent qui met fin à ses jours rejette ces sensations. Pourtant, il a devant lui un horizon de possibilités, mais il refuse d’explorer cet horizon.
 En France, en 2017, 326 jeunes sont morts par suicide. Il s’agit de la deuxième cause de mortalité en France chez les personnes entre 15 et 24 ans. 1 suicide exposerait directement, selon «souffrance prévention du suicide», 135 personnes. Cela ferait donc près de 50 000 personnes impactées par le suicide d’un jeune chaque année. Parmi ces personnes il y a d’autres jeunes. Ce deuil vient souvent se mêler à des problèmes du quotidien, une exigence dans les études, des difficultés de communication avec l’environnement familial ou parfois des troubles antérieurs refaisant surface. C’est aussi de cette difficulté du deuil dont je souhaite parler et de la manière dont ce sentiment évolue en nous. 
En 1774, Goethe publie « Les souffrances du jeune Werther ». Deux siècles plus tard, David Phillips fera le lien entre la parution de ce livre et une vague de suicides chez les jeunes quelques années plus tard ; il nommera ce phénomène l’effet Werther. Cependant, ce n’est pas de Werther dont je souhaite parler à travers ce travail photographique mais de Wilhelm, confident de Werther à qui il écrit ses lettres. Personnage oublié, dans l’ombre, il reste cependant central. Je souhaite donc montrer par cette série de portraits les répercussions de la perte d’un ami à un âge et durant une période où l’affirmation du désir de vivre est fragilisée. 
Cette série en cours est composée de quatres portraits de jeunes filles ayant perdu un ami. Toutes les photos sont prises dans la chambre où ces jeunes filles ont grandi.
Les données chiffrées sont issues de l'observatoire nationale du suicide, de l'INSEE et de 3114.fr
Clémence a 19 ans. Il y a deux ans, son ami Iskane s’est pendu dans sa chambre.
 « Je connaissais Iskane depuis l’âge de 5 ans, nous avions le même âge. Nous nous voyions quasiment à chaque vacance. En 2019, j’ai fait une tentative de suicide et j’ai été placée en hôpital psychiatrique. J’y suis finalement restée quelques mois avant de sortir. Deux ans plus tard, je venais de déménager à Montpellier pour ma première année d’études supérieures lorsque la mère d’Iskane m’a appelée. Elle m’a appris qu’Iskane s’était pendu le matin même et qu’il était hospitalisé. J’étais seule dans une chambre que je louais chez des gens, je ne connaissais personne dans cette ville. Je suis alors rapidement retournée à Paris, avant de me rendre dans le centre de la France où Iskane vivait et où il serait incinéré. Je suis restée dans le village où Iskane vivait pendant 3 jours. La faculté ne m’avait accordé que quelques jours d’absence malgré le certificat de décès, donc je n’ai pas pu rester jusqu’à la cérémonie. Je suis ensuite retournée à Montpellier. Après cela, j’ai passé mon année là-bas, même si je rentrais régulièrement à Paris. Maintenant, il m’arrive de parler d’Iskane et souvent nous rions en pensant à lui. Je pense que c’est ce qu’il aurait voulu. »
   Louise a 19 ans. Il y a deux ans, son ami Iskane s’est pendu dans sa chambre.
« J’ai rencontré Iskane un peu plus tard que tous les gens qui nous entouraient. Nous avions fait une grosse soirée à Paris, tandis qu’Iskane était à la campagne où il vivait. Nous avions tous un peu trop bu, donc le matin était un peu difficile. Demian a reçu un appel, il est revenu dans le salon et nous a dit qu’Iskane s’était pendu et qu’il était hospitalisé. Il voulait descendre immédiatement à Châteauroux pour aller voir la famille. Deux heures plus tard, nous étions dans le train. Ayant rencontré Iskane plus tard, je pensais que je devais être là pour mes amis. Je me disais que je devais moins souffrir que mes amis car ils étaient, selon moi, plus proches d’Iskane. J’avais finalement très peu de temps pour me concentrer sur ma peine. Je venais de rentrer en classe préparatoire et dès le début, ils nous demandaient énormément de travail. Alors j’ai dû apprendre à gérer les deux. »
Romane a 19 ans. Il y a deux ans, son ami Iskane s’est pendu dans sa chambre.
« Iskane était mon plus vieux et mon meilleur ami. Nous avons grandi ensemble. En 2021, je venais d’arriver à Lyon pour commencer mes études. Quand on m’a appelée pour m’annoncer le décès d’Iskane, j’étais avec des amies qui connaissaient Iskane aussi. Je suis venue pour la cérémonie, mais je suis rapidement retournée à Lyon. Je me suis énormément isolée pendant l’année. C’était très dur pour moi de parler de ce que je ressentais. J’ai toujours beaucoup peint sur les murs de ma chambre. Pendant cette année-là, les murs se sont assombris. J’ai eu beaucoup de mal à avancer, j’avais vu Iskane peu de temps avant et je n’avais rien vu. Je me demandais pourquoi et je ne comprenais pas. Mes amis essayaient d’être là pour moi, mais je me renfermais la plupart du temps. Après un an, j’ai réussi à en parler un peu plus. L’humour caustique qu’Iskane pouvait avoir me permet de regarder en arrière et d’en sourire parfois. Maintenant, j’en parle plus facilement et les murs de ma chambre reprennent petit à petit des couleurs, même si cela prendra du temps. »   
Mathilde a 26 ans. Il y a deux ans, le frère de son meilleur ami a sauté d’un pont à Martigues.
« Quand nous étions de jeunes adolescents, Amin, Brahim* et moi passions beaucoup de temps ensemble. Mais en nous approchant de l’âge adulte, Brahim a commencé à avoir des crises de délires paranoïaques. Il s’est peu à peu exilé dans une cabane dans la forêt. La dernière fois que je l’ai vu, je ne l’ai pas reconnu, son visage s’était métamorphosé. Quand j’ai appris sa mort, j’étais dans le jardin juste derrière chez moi. Les jours suivants, j’ai essayé d’être aux côtés de son frère, mon ami, mais leur famille est très musulmane. Le suicide n’étant pas bien vu dans la religion et les rites prennant beaucoup de temps ; les personnes extérieures ne sont pas forcément les bienvenues. Par la suite, j’ai essayé de voir Amin, mais il restait souvent avec sa petite amie de l’époque. C’était dur pour moi de ne pas être à ses côtés, j’aurais aimé être là pour lui. Donc, mon deuil, je l’ai dû le faire seule, dans mon coin. De toute façon, c’est ainsi que je gère la plupart de mes problèmes. Depuis, je vois Amin, mais nous n’en parlons pas, même si cela fait 2 ans. Cependant, Brahim est présent dans nos discussions, son nom n’est pas tabou, mais sa mort reste silencieuse. »

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