Quand j’étais petit garçon, ma grand-mère de Châteauroux me racontait les temps anciens : des cadillacs américaines traversant les rues pavées, l'odeur du tabac frais des usines SEITA, et mon arrière-grand-père saluant les dames en ôtant son chapeau. Aujourd'hui, en traversant la ville, je vois que les seules dames sont les amies de ma grand-mère, l'odeur de tabac vient de mon père, et les vestiges américains sont des bâtiments délabrés. Malgré tout, j'aime me promener dans cette ville, explorer ses forêts, ses ruines, et traverser ses champs coupés par de longues routes droites.
Il faut du temps pour lire ce paysage qui semble d'abord désertique et austère. Abandonné, c’est peut-être ce qu’il est, par une partie de sa jeunesse, par les institutions, par la santé. Cet état des choses porte un nom : la diagonale du vide. C’est sur cette zone qui se dépeuple chaque année que mon regard se porte. La baisse démographique et économique a laissé place à un autre monde. Le soir, dans ces régions, les faubourgs, les zones industrielles désertées, et les petits bourgs de campagne plongent dans l’obscurité, transformant le monde en théâtre d’ombres. Ces fléaux ont poussé les hommes à partir, ressuscitant l’obscurité. Les paysages de la diagonale du vide sont devenus les derniers sanctuaires de vraies nuits. C’est un autre cadre que l’on découvre, un environnement difficile pour ceux habitués aux lumières urbaines. Il faut donc être patient. D'abord, on voit des silhouettes, puis lentement, des textures subtiles se distinguent, pour qu'enfin un monde, que l'on nous avait caché, réapparaisse.
J’avais lu un article du Guardian sur la disparition prochaine de la voûte céleste. Montrer le ciel étoilé dans ce contexte n’a pas pour but d’évoquer l’esthétique de certaines photographies nocturnes, mais il représente pour moi un horizon vaste. Dans le firmament, nous nous élevons et rêvons parfois, mais il peut aussi être vertigineux, nous ramenant à l’éphémérité de notre condition. Ce ciel, nous en sommes privés dans les métropoles, et les lumières croissantes des grandes villes priveront bientôt tout le monde de cet horizon.
Pour photographier la nuit, j’ai besoin de mon appareil, mais il a aussi besoin de moi. Sa capacité à accumuler la lumière lui permet de voir ce que je ne vois pas. Cependant, aucune des fonctions de contrôle de l’image avant la prise de vue ne fonctionne pour des prises nocturnes ; ni cellule, ni autofocus, même l’écran ne permet de cadrer. L’appareil devient donc une prothèse pour mes yeux. Je suis l’aveugle, et il est ma canne, me permettant de déchiffrer ces paysages nocturnes. À une époque où les images générées par ordinateur sont de plus en plus fréquentes, ce rapport singulier à l’outil me semble essentiel. Patientant derrière mon appareil pendant de longues minutes, je retrouve l’attente et la surprise de la chambre noire. “Déjà la nuit contemplait les étoiles” est une ode à la nuit dans ces campagnes, comme on pourrait photographier une civilisation condamnée, dont les fléaux ne peuvent être transfigurés que par la nuit archaïque.
Je peux percevoir ces fléaux de là où je prends mes images, à l’horizon, comme des nuées lumineuses qui envahissent peu à peu la nuit profonde, dévorant les astres, nous privant de ce firmament essentiel à notre conscience. La nuit électrique des villes est une menace. C’est pourquoi je souhaite aussi, à travers ce sujet, sensibiliser à l’impact de la pollution lumineuse des grandes villes sur des zones apparemment plus préservées.